Chapitre 1. Premier regard (part. 2) - (traduit par Sophie)

Détruire l'évidence. Dommages collatéraux…

Je savais ce qui allait se passer à présent. La fille n'aurait d'autre choix que de s'asseoir à côté de moi, et je serais obligé de la tuer.

Les innocents spectateurs de la classe, dix-huit adolescents et un adulte, ne seraient pas autorisés à sortir de la salle, ayant vu ce qu'ils allaient bientôt voir.

Je tressaillis à l'idée de ce que j'allais devoir faire. Même dans mes pires moments, jamais je n'avais commis une telle atrocité. Je n'avais jamais tué d'innocents, pas un en huit décennies. Et voilà qu'à présent je planifiais d'en supprimer une vingtaine d'un coup.

Le visage du monstre dans le miroir me regarda d'un air narquois.

Même si une partie de moi frissonnait en pensant au monstre, une autre se réjouissait de ce que je préparais.

Si je tuais la fille en premier, je n'aurais que quinze ou vingt secondes avec elle avant que les humains dans la pièce ne réagissent. Peut-être un peu plus, s'ils ne se rendaient pas tout de suite compte de ce que je faisais. Elle n'aurait pas le temps de crier ou d'avoir mal ; je ne la tuerais pas cruellement. C'était tout ce que je pouvais offrir à cette étrangère au sang si horriblement désirable.

Mais dans ce cas, je devrais empêcher les autres de s'échapper. Je n'aurais pas à m'inquiéter des fenêtres, trop petites et hautes pour permettre à quiconque de s'échapper. Seulement la porte – si je la bloquais, ils étaient piégés.

Cela serait plus lent et plus compliqué, essayer de les prendre tous alors qu'ils seraient paniqués en train de se bousculer, au milieu du chaos. Assez de temps pour qu'il y ait beaucoup de cris. Quelqu'un entendrait… et je serais forcé de tuer encore plus d'innocents pendant cette heure sombre.

Et son sang refroidirait pendant que je serais occupé à tuer les autres.

L'odeur me punit, fermant ma gorge d'une douleur sèche…

Les témoins d'abord, alors.

Je me représentai mentalement la pièce. J'étais au milieu, dans la rangée la plus éloignée de la porte. Je m'occuperais du côté droit en premier. J'estimais pouvoir briser quatre ou cinq nuques par seconde. Cela ne ferait pas de bruit. Le côté droit aurait de la chance ; il ne me verrait pas venir. Le temps de faire toute la rangée de gauche, il me faudrait, au plus, cinq secondes pour mettre un terme à toutes les vies présentes dans le labo.

Assez longtemps pour que Bella Swan voie brièvement ce qui allait lui arriver. Assez longtemps pour qu'elle ait peur. Assez longtemps, peut-être, si le choc ne la pétrifiait pas sur place, pour qu'elle pousse un cri. Un cri ténu qui ne ferait accourir personne.

Je pris une profonde inspiration, et l'odeur fut un feu qui parcourut mes veines sèches, incendiant ma poitrine pour consumer toute parcelle de la bonté dont j'étais capable.

Elle se retournait. Dans quelques secondes, elle ne se tiendrait qu'à quelques centimètres de moi.

Le monstre dans ma tête sourit à l'avance.

Quelqu'un ferma bruyamment son classeur  quelque part sur ma gauche. Je ne levai pas les yeux pour voir lequel de ces humains voués à disparaître était à la source du bruit. Mais le mouvement m'envoya une bouffée d'air ordinaire, dépourvu d'odeur.

L'espace d'une seconde, je fus capable de réfléchir clairement. Pendant cette précieuse seconde, deux visages s'imposèrent à ma vue, côte à côte.

L'un était le mien, ou plutôt ce qu'il avait un jour été : le monstre aux yeux  rouges qui avait tué tant de gens que j'avais cessé de les compter. Des meurtres rationnels, justifiés. Un tueur de tueurs, un tueur d'autres monstres moins puissants. C'était un complexe divin, je le reconnaissais – décider qui méritait la peine de mort. C'était un compromis auquel j'étais parvenu seul. Je me nourrissais de sang humain, mais seulement au sens le plus vague du terme. Mes victimes étaient, de par leurs passe-temps répugnants, à peine plus humaines que moi.

L'autre était celui de Carlisle.

Il n'y avait aucune ressemblance entre ces deux visages. Ils étaient le jour et la nuit.

Il n'y avait d'ailleurs aucune raison pour qu'ils se ressemblassent. Carlisle n'était pas mon père au sens biologique du terme. Nous n'avions pas de points communs. La similarité de notre teint était le résultat de ce que nous étions ; tous les vampires avaient la même peau de glace. La ressemblance de la couleur de nos yeux avait une autre cause – le reflet d'un choix mutuel.

Et en ce moment, alors qu'il n'y avait au départ aucun point commun entre nous, j'imaginai que mon visage avait commencé à ressembler au sien pendant les soixante-dix ans que j'avais passé à respecter son choix et suivre ses traces. Mes traits n'avaient pas changé, mais il me semblait à présent qu'un peu de sa sagesse marquait mon expression, qu'on pouvait retrouver une partie de sa compassion dans la forme de ma bouche, que des traces de sa patience se lisaient clairement sur mon front.

Toutes ces subtiles améliorations étaient absentes du visage du monstre. Dans un moment, plus rien en moi ne reflèterait les années que j'avais passées avec mon créateur, mon mentor, mon père de toutes les façons possibles. Mes yeux rougeoieraient comme ceux d'un démon ; toute ressemblance serait perdue à jamais.

Dans ma tête, les yeux pleins de bonté de Carlisle ne me jugeaient pas. Je savais qu'il me pardonnerait l'acte horrible que je m'apprêtais à faire. Parce qu'il m'aimait. Parce qu'il me croyait meilleur que je ne l'étais réellement. Et il continuerait à m'aimer, même si je lui prouvais bientôt qu'il avait tort.

Bella Swan s'assit, ses mouvements raidis et maladroits – de peur ? – et l'odeur de son sang forma un nuage inexorable autour de moi.

Je prouverais à mon père qu'il avait tort. La souffrance que cet acte lui causerait serait presque aussi douloureuse que la sécheresse dans ma gorge. Je m'éloignai d'elle par répulsion – révolté par le monstre qui brûlait de se saisir d'elle.

Pourquoi était-elle venue ici ? Pourquoi  fallait-il qu'elle existe ? Pourquoi était-elle venue gâcher la paix que j'avais réussi à instaurer dans ma non-vie ?  Pourquoi cette exaspérante humaine était-elle née ? Elle me ruinerait.

Je tournai mon visage vers l'extérieur de la table, sous l'effet d'une violence subite, une haine irraisonnée parcourant mon être tout entier.

Qui était cette créature ? Pourquoi moi, pourquoi maintenant ? Pourquoi devais-je tout perdre simplement parce qu'elle avait choisi d'apparaître dans cette invraisemblable petite ville ?

Pourquoi était-elle venue !

Je ne voulais pas être un monstre ! Je ne voulais pas tuer cette pièce remplie d'adolescents sans défense ! Je ne voulais pas perdre tout ce que j'avais péniblement gagné au cours d'une vie de sacrifice et d'abnégation !

Je ne le ferais pas. Elle ne pourrait pas m'y obliger.

Son odeur était un problème, l'hideusement attirante odeur de son sang. S'il existait ne serait-ce qu'une façon de résister… Si seulement une autre bouffée d'air frais pouvait éclaircir ma tête une fois de plus.

Bella Swan agita sa longue et épaisse chevelure acajou dans ma direction.

Était-elle folle ? C'était comme si elle encourageait le monstre ! Comme si elle le tentait.

Il n'y avait aucune brise amicale capable d'éloigner son odeur de moi à présent. Tout serait bientôt perdu.

Non, il n'y avait aucune brise capable de m'aider. Mais je n'avais pas besoin de respirer.

Je stoppai le flot d'air qui circulait dans mes poumons ; le soulagement fut instantané, mais incomplet. J'avais toujours le souvenir de son odeur dans la tête, son goût à l'arrière de ma langue. Même à ça je ne pourrais pas résister longtemps. Mais je pouvais peut-être résister une heure. Une heure. Juste assez pour sortir de cette pièce pleine de victimes, victimes qui finalement n'auraient peut-être pas à en être. Si je pouvais résister une petite heure.

Ne pas respirer était un sentiment assez inconfortable. Mon corps n'avait pas besoin d'oxygène, mais cela allait à l'encontre de mes instincts. Je dépendais de mon odorat plus que de mes autres sens quand j'étais tendu. Il me guidait quand je chassais, il était le premier avertissement en cas de danger. Je n'étais pas souvent tombé sur une créature aussi dangereuse que moi, cependant mon instinct de conservation était aussi fort que celui de n'importe quel humain moyen. Inconfortable, mais raisonnable. Plus supportable que la sentir et ne pas planter mes dents dans cette peau douce, claire et translucide, ne pas pouvoir atteindre son sang chaud, bouillonnant et…

Une heure ! Rien qu'une heure. Je ne devais pas penser à l'odeur, au goût.

La fille, silencieuse, gardait ses cheveux entre nous, se penchant tant qu'ils touchaient son cahier. Je ne pouvais pas voir son visage, ne pouvais pas lire ses émotions dans ses profonds yeux clairs. Était-ce pour cela qu'elle avait déployé ses longues boucles entre nous ? Pour me cacher ses yeux ? Par peur ? Timidité ? Pour garder ses secrets loin de moi ?

Mon ancienne irritation, celle de ne pas pouvoir lire ses pensées, n'était plus rien en comparaison du besoin – et de la haine – qui me possédaient désormais. Car je haïssais cette frêle femme-enfant à côté de moi, je la haïssais de toute la ferveur avec laquelle je m'accrochais à mon ancien moi, à ma famille, à mes rêves d'être quelqu'un de meilleur que ce que j'étais…

Je la haïssais, je haïssais ce qu'elle me faisait ressentir – cela m'aidait un peu. Oui, l'irritation que j'avais ressentie avant était faible, mais elle aidait cependant. Je m'accrochais à chaque émotion qui me distrairait de la pensée du goût qu'elle aurait…

Haine et irritation. Impatience. L'heure ne passerait-elle donc jamais ?

Et quand elle serait terminée…Elle sortirait de la pièce. Que ferais-je alors ?

Je pourrais me présenter. Bonjour, je m'appelle Edward Cullen. Je peux t'accompagner vers ton prochain cours ?

Elle dirait oui. Ce serait la chose la plus polie à faire. Même si elle me craignait déjà, comme je le suspectais, elle suivrait les conventions et marcherait avec moi. Il serait assez simple de l'entraîner dans la mauvaise direction. Une partie de la forêt s'avançait près des bâtiments, atteignant le coin le plus éloigné du parking. Je pourrais lui dire que j'avais oublié un livre dans ma voiture…

Quelqu'un remarquerait-il que j'étais la dernière personne avec laquelle on l'avait aperçue ? Il pleuvait, comme d'habitude ; deux imperméables sombres ne piqueraient pas trop la curiosité des autres, et ne risquaient pas de me trahir.

Sauf que je n'étais pas le seul élève qui s'intéressait à elle aujourd'hui – bien que personne ne soit aussi intensément captivé. Mike Newton, en particulier, était conscient de chaque changement dans ses appuis quand elle remuait sa chaise – elle était mal à l'aise trop près de moi, comme tout le monde, comme ce à quoi je m'étais attendu avant que son odeur ne détruise toutes mes préoccupations charitables. Mike Newton remarquerait qu'elle quittait la classe avec moi.

Si je pouvais attendre une heure, pouvais-je en attendre deux ?

Je tressaillis à la douleur que me causait la brûlure.

Elle rentrerait chez elle, et sa maison serait vide. Le chef Swan travaillait tard le soir. Je savais où elle se trouvait, tout comme je savais où habitait chacun dans cette ville minuscule. Sa maison était nichée tout contre un petit bois, sans voisins proches. Même si elle avait le temps de crier, ce qui n'arriverait pas, personne ne l'entendrait.

Cela serait une façon raisonnable d'agir. Je m'en étais sorti sept décennies sans sang humain, je pouvais bien résister une heure. Et quand je serais seul avec elle, il n'y aurait plus aucun risque que je blesse quelqu'un d'autre. Et pas besoin de te hâter alors que tu as tant d'expérience, acquiesça le monstre dans ma tête.

Il était stupide de penser qu'en sauvant les dix-neuf humains dans cette pièce grâce à mes efforts patients, je serais moins monstrueux au moment de tuer cette fille innocente.

Bien que je la haïsse, je savais que ma haine était injuste. Je savais que ce que je détestais était en réalité moi-même. Et je nous haïrais tous deux tellement plus quand elle serait morte…

Je passai l'heure ainsi – à imaginer les meilleures façons de la tuer. J'essayai d'éviter d'imaginer l'acte lui-même. Cela aurait été trop pour moi ; je risquais de perdre cette bataille et de finir par tuer tous ceux qui se trouvaient dans la salle. Je ne planifiais que ma stratégie, rien de plus. Cela m'aida à supporter l'heure.

À un moment, vers la fin du cours, elle me jeta un coup d'œil à travers la tenture fluide de ses cheveux. Je pus sentir la haine injustifiée qui me brûlait quand je croisai son regard – je vis mon reflet dans ses yeux effrayés. Le sang monta à ses joues avant qu'elle puisse s'abriter à nouveau derrière son rideau, et je faillis succomber.

Mais la sonnerie retentit. Sauvé par le gong – quel cliché. Nous étions tous les deux sauvés. Elle, sauvée de la mort. Moi, sauvé pour un court moment de l'obligation de redevenir la créature cauchemardesque que je redoutais et méprisais.

Je ne parvins pas à garder une allure humaine tant j'avais hâte de sortir de la salle. Si quelqu'un m'avait regardé, il aurait sûrement remarqué qu'il y avait quelque chose d'anormal quant à la façon dont je me déplaçais. Mais personne ne faisait attention à moi. Toutes les pensées humaines continuaient à graviter autour de la fille qui était condamnée à mourir dans un peu plus d'une heure.

Je me cachai dans ma voiture.

Je n'aimais pas penser que je devais me cacher. Ça sonnait tellement lâche. Mais c'était incontestablement le cas.

Je n'avais pas assez d'emprise sur moi-même pour pouvoir m'approcher d'humains sans danger. Fournir autant d'efforts afin d'épargner l'un d'entre eux ne me laissait pas assez de ressources pour résister aux autres. Quel gâchis ce serait. Si je devais céder au monstre, autant que ma défaite en vaille la peine.

Je mis en route un CD qui d'ordinaire me calmait, mais en ce moment il était inefficace. Non, ce qui m'aidait le plus à présent, c'était l'air frais et nettoyé par la pluie fine que j'inspirai profondément par ma fenêtre ouverte. Bien que je me rappelasse parfaitement l'odeur enivrante de Bella Swan, cet air propre me faisait l'effet d'une douche qui débarrassait mon corps de cette infection.

J'étais à nouveau sain d'esprit. Je pouvais à nouveau penser. Et je pouvais à nouveau me battre. Me battre contre ce que je ne voulais pas être.

Je n'étais pas obligé d'aller chez elle. Je n'étais pas obligé de la tuer. Évidemment, j'étais une créature rationnelle et pensante, et j'avais le choix. On avait toujours le choix.

Je ne m'étais pas senti comme ça dans la classe… mais j'étais loin d'elle à présent. Peut-être, si je l'évitais très, très prudemment, n'aurais-je rien à changer à ma vie. Tout allait comme je le désirais. Pourquoi devrais-je laisser cette exaspérante et délicieuse anonyme tout ruiner ?

Je n'étais pas obligé de décevoir mon père. Je n'étais pas obligé de causer à ma mère de l'inquiétude, de l'embarras… de la tristesse. Oui, cela blesserait également ma mère adoptive. Et Esmée était si gentille, si douce et aimante. Faire de la peine à quelqu'un comme elle était absolument inexcusable.

Quelle ironie que j'eusse voulu protéger cette fille de la menace dérisoire et inoffensive que représentaient les pensées sarcastiques de Jessica ! J'étais la dernière personne qui se comporterait comme un protecteur envers Bella Swan. Elle n'aurait jamais besoin d'autant de protection que celle dont elle avait besoin contre moi.

Où était Alice ? me demandai-je soudain. Ne m'avait-elle pas vu tuer la fille Swan de multiples façons ? Pourquoi n'était-elle pas venue aider – pour m'arrêter ou m'aider à effacer les traces de l'évidence, qu'importe ? Était-elle si absorbée par sa surveillance du futur de Jasper qu'elle n'avait pas perçu l'évènement bien plus grave qui risquait d'arriver ? Étais-je plus fort que je ne le croyais ? Ne ferais-je donc rien à la fille ?

Non. Je savais que ce n'était pas vrai. Alice devait être concentrée sur Jasper de toutes ses forces. Je cherchai dans la direction dans laquelle je savais qu'elle était, dans le petit bâtiment qui abritait les salles d'anglais. Il ne me fallut pas longtemps pour localiser sa « voix » familière. Et j'avais raison. Toutes ses pensées étaient tournées vers Jasper, scrutant avec attention chaque minute de son futur.

Je souhaitais qu'elle me donne un conseil, mais en même temps, j'étais heureux qu'elle ne sache pas ce dont j'étais capable. Qu'elle n'ait pas connaissance du massacre que j'avais projeté une heure auparavant.

Je sentis une nouvelle brûlure en moi – celle de la honte. Je ne voulais pas qu'ils sachent.

Si je pouvais éviter Bella Swan, si je pouvais m'arranger pour ne pas la tuer – alors que je pensais cela, le monstre dans mon ventre se tordit et grinça des dents – personne n'aurait besoin de savoir. Si je pouvais rester loin de son odeur…

Il n'y avait aucune raison pour que je n'essaye pas. Pour que je fasse le bon choix. Que je tente d'être ce que Carlisle pensait que j'étais.

La dernière heure touchait à sa fin. Je décidai de mettre mon plan en action. Cela valait mieux que rester sur le parking où elle risquait de passer et de ruiner toutes mes tentatives. Je ressentis encore cette haine injustifiée envers la fille. Je détestais qu'elle ait ce pouvoir inconscient sur moi. Qu'elle puisse m'obliger à être quelque chose que je ne supportais pas.

Je me dirigeai vivement – un peu trop vivement, mais il n'y avait pas de témoins – vers l'accueil du lycée. Il n'y avait aucune raison pour que Bella Swan croise mon chemin. Je l'éviterais comme le fléau qu'elle était.

Il n'y avait personne à l'accueil à part la secrétaire, celle que je voulais voir.

Elle ne remarqua pas mon entrée silencieuse.

- Mme Cope ?

La femme aux cheveux d'un rouge artificiel leva la tête et ses yeux s'agrandirent. Cela les mettait toujours sur leurs gardes, ces petits signes qu'ils ne comprenaient pas, quel que soit le nombre de fois qu'ils avaient vu l'un d'entre nous auparavant.

- Oh, fit-elle, le souffle coupé et un peu troublée.

Elle tira sur son tee-shirt. Stupide, pensa-t-elle. Il a quasiment l'âge d'être mon fils. Trop jeune pour penser à lui comme ça…

- Bonjour, Edward. Que puis-je faire pour toi ?

Ses cils battirent derrière ses épaisses lunettes.

Mal à l'aise. Mais je savais me montrer charmant quand je le désirais. C'était simple, dès lors que je savais ce qu'ils pensaient de mes gestes ou de mes intonations.

Je me baissai vers elle, la regardant comme si j'étais ensorcelé par ses yeux marron terne. Ses pensées se troublaient déjà. Ce serait facile.

- Je me demandais si vous pouviez m'aider à propos de mon emploi du temps, dis-je de ma voix la plus douce, celle que j'utilisais pour ne pas effrayer les humains.

J'entendis son rythme cardiaque s'affoler.

- Bien sûr, Edward, comment puis-je t'aider ?  

Trop jeune, trop jeune, se répétait-elle. Elle avait tout faux, bien entendu. J'étais plus âgé que son grand-père. Mais si on s'en tenait à mon permis de conduire, elle avait raison.

- Je me demandais s'il était possible d'échanger mon cours de biologie avec une matière de niveau terminale. Peut-être la physique ?

- As-tu un problème avec M. Banner, Edward ?

- Non, pas du tout, c'est juste que j'ai déjà étudié ce qu'on fait en ce moment, alors…

- Dans cette école avancée dans laquelle tu étais en Alaska, c'est bien ça ?

Elle pinça ses fines lèvres en disant cela. Ils devraient tous être à l'université. J'ai entendu les professeurs se plaindre. Parfaits en tous points, jamais une réponse hésitante, jamais une faute aux contrôles – comme s'ils avaient trouvé un moyen de tricher dans toutes les matières. M. Varner préférerait croire qu'on triche plutôt que d'admettre qu'un élève est plus intelligent que lui… Je parie que leur mère leur paye des cours particuliers…

- En fait, Edward, la classe de physique est pleine. M. Banner n'aime pas avoir plus de vingt-cinq élèves en même temps.

- Je ne dérangerai personne.

Bien sûr que non. Pas un parfait Cullen.

- Je le sais, Edward, mais il n'y aura pas assez de sièges et…

- Je pourrais peut-être laisser tomber cette matière, alors. J'utiliserai ce temps libre pour étudier seul.

- Laisser tomber la biologie ? 

Elle resta bouche bée. C'est n'importe quoi. Quel problème pourrait-il avoir à étudier un sujet qu'il connaît déjà ? Il doit y avoir un problème avec M. Banner. Je devrais peut-être en parler à Bob…

- Tu n'auras pas assez de points pour obtenir ton diplôme.

- Je rattraperai l'année prochaine.

- Tu devrais peut-être en parler à tes parents.

La porte s'ouvrit derrière moi, mais qui que ce soit il ne pensa pas à moi, je ne m'en préoccupai donc pas et me concentrai sur Mme Cope. Je me rapprochai légèrement, et agrandis un peu mes yeux. Cela marchait d'ordinaire mieux quand ils étaient dorés. La noirceur faisait peur aux gens, à juste titre.

- Je vous en prie, Mme Cope.

Je rendis ma voie aussi onctueuse et persuasive que possible – et elle pouvait être très persuasive.

- N'y a-t-il aucune autre matière avec laquelle je pourrais échanger ? Il doit bien y avoir un autre horaire disponible ? Il n'y a tout de même pas qu'un cours de deux à trois heures…

Je lui souris, faisant attention à ne pas trop découvrir mes dents pour ne pas l'effrayer, laissant mon expression adoucir mon visage.

Son rythme cardiaque s'emballa. Trop jeune, se rappela-t-elle frénétiquement.

- Eh bien, peut-être pourrai-je parler à Bob – je veux dire M. Banner. Je verrai si…

Il ne fallut qu'une seconde pour tout changer ; l'atmosphère dans la pièce, ma mission ici, la raison pour laquelle je m'étais penché vers la femme aux cheveux rouges… Ce que j'avais accompli dans un but précis se détourna vers un autre.

Il ne fallut qu'une seconde à Samantha Wells pour ouvrir la porte et jeter son billet de retard dans la corbeille près de l'entrée, puis se précipiter dehors, dans sa hâte de quitter le lycée. Il ne fallut qu'une seconde pour que la soudaine bourrasque de vent s'engouffre dans mes narines. Il ne me fallut qu'une seconde pour réaliser pourquoi le premier arrivant ne m'avait pas dérangé avec ses pensées.

Je me retournai, bien que je n'eusse pas besoin de vérifier. Je pivotai lentement, luttant pour garder le contrôle sur mes muscles qui se rebellaient.

Bella Swan se tenait à l'entrée du bureau, son sac adossé au mur, une feuille de papier serrée fort entre ses doigts. Ses yeux s'agrandirent encore plus quand elle croisa mon regard féroce et inhumain.

L'odeur de son sang satura chaque particule d'air dans la pièce étroite et surchauffée. Ma gorge s'enflamma.

Le monstre me jeta à nouveau un regard furieux depuis ses prunelles, masque démoniaque.

Ma main hésita dans l'air au-dessus du comptoir. Je n'aurais pas besoin de regarder où se trouvait Mme Cope avant de l'escalader et d'aplatir sa tête avec tant de force que cela la tuerait. Deux vies, au lieu de vingt. Un échange.

Le monstre affamé attendait anxieusement que je le fasse.

Mais on avait toujours le choix – on devait l'avoir.

Je stoppai le mouvement de mes poumons, et fixai le visage de Carlisle devant mes yeux. Je me retournai vers Mme Cope, et entendis sa surprise interne devant le brusque changement de mon expression. Elle recula loin de moi, mais sa peur ne prit pas forme de mots cohérents.

Utilisant tout le contrôle que j'avais acquis pendant des décennies d'abnégation, je rendis ma voix douce et égale.

- Tant pis. C'est impossible, et je comprends. Merci quand même.

Je tournai les talons et m'élançai à l'extérieur, essayant de ne pas sentir la chaleur du sang de la fille alors que je ne passais qu'à quelques centimètres d'elle.

Je ne m'arrêtai pas avant d'être arrivé dans ma voiture, bougeant trop vite pendant tout le trajet. La plupart des humains avaient déjà quitté les lieux, il n'y avait donc plus beaucoup de témoins. J'entendis un élève de seconde, D.J. Garrett, me remarquer, puis me chasser de ses pensées.

D'où est arrivé Cullen – c'est comme si il était sorti de nulle part… Voilà que je me laisse emporter par mon imagination encore une fois. Maman me dit toujours…

Quand je me glissai dans ma Volvo, les autres y étaient déjà. J'essayai de contrôler ma respiration, mais je haletais comme si j'étais en train d'étouffer.

- Edward ? me demanda Alice, alarmée.

Je secouai la tête.

- Bon sang, qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'enquit Emmett, pour le moment distrait du fait que Jasper ne soit pas d'humeur à lui accorder sa revanche.

Au lieu de répondre, je démarrai la voiture en marche arrière. Je devais partir de là avant que Bella Swan puisse m'y suivre aussi. Mon démon personnel, celui qui me hantait… Je fis demi-tour et accélérai. Je passai la quatrième avant d'arriver sur la route. Une fois dessus, je mis la cinquième avant d'en tourner le coin.

Sans regarder, je sus que Rosalie, Emmett et Jasper s'étaient tous tournés vers Alice. Elle haussa les épaules. Elle ne pouvait pas voir ce qui s'était passé, seulement ce qui allait arriver.

À présent, elle cherchait dans mon futur. Nous vîmes en même temps ce qui défilait dans sa tête, et nous fûmes aussi surpris l'un que l'autre.

- Tu t'en vas ? murmura-t-elle.

Les autres avaient les yeux fixés sur moi.

- Vraiment ? sifflai-je entre mes dents.

Elle vit alors mon futur changer brutalement, le choix que je venais de prendre l'entraînant dans une direction bien plus sombre.

- Oh.

Bella Swan, morte. Mes yeux, rendus cramoisis par le sang frais. Les recherches que cela entraînerait. Le temps nécessaire qu'il nous faudrait attendre avant de pouvoir à nouveau nous montrer au grand jour et tout recommencer…

- Oh, répéta-t-elle.

La vision devint plus nette. Je voyais l'intérieur de la maison du chef Swan pour la première fois, voyais Bella dans une petite cuisine aux placards jaunes, le dos qu'elle m'offrait alors que je la traquais depuis les ténèbres…son odeur m'attirant irrépressiblement…

- Stop ! grondai-je, incapable d'en supporter plus.

- Désolée, murmura-t-elle, les yeux grands ouverts.

Le monstre se réjouit.

Et la vision dans sa tête changea à nouveau. Une autoroute vide, de nuit, les arbres qui la bordaient couverts de neige, moi filant à la vitesse de l'éclair, dépassant allègrement les deux cent kilomètres à l'heure.

- Tu me manqueras, me déclara-t-elle. Même si tu ne pars pas longtemps.

Emmett et Rosalie échangèrent un long regard d'appréhension.

Nous étions presque arrivés à la longue allée qui menait chez nous.

- Dépose-nous là, ordonna-t-elle. Mais tu devrais le dire à Carlisle toi-même.

J'acquiesçai et arrêtai la voiture dans un crissement de pneus.

Emmett, Rosalie et Jasper sortirent en silence ; ils demanderaient à Alice de s'expliquer une fois que je serais parti. Alice pressa mon épaule.

- Tu feras ce qu'il faut, m'assura-t-elle.

Pas une vision cette fois – un ordre.

- Elle est la seule famille de Charlie Swan. Ça le tuerait aussi.

- Oui, répondis-je, d'accord seulement avec la dernière partie.

Elle se glissa dehors pour rejoindre les autres, les sourcils froncés par l'anxiété. Ils se fondirent dans les bois, hors de vue avant que j'aie effectué mon demi-tour.

J'accélérai en retournant vers la ville, sachant que les visions d'Alice passeraient des ténèbres à la lumière, en flashes incessants. Tandis que j'entrais dans Forks, frôlant les cent cinquante kilomètres heure, je n'étais pas vraiment sûr de la direction que je prendrais ensuite. Irais-je à l'hôpital dire au revoir à mon père ? Ou faire ce que me dictait le monstre en moi ? La route s'envola sous mes pneus.

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